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Musée de La Borne

Océane Madelaine : D’argile et de feu / carte blanche

Carte blanche à Océane Madelaine

Du 31 août au 11 novembre 2019

Rencontre autour du livre, D’argile et de feu, Éditions des Busclats, 2015

Fragment 1

J’ouvre le cahier rouge. À l’intérieur, c’est
la vie de Marie Prat, celle que je connais d’après les
actes notariés et les visites au musée, celle que je rêve
aussi, quand il est impossible de savoir.

Océane Madelaine, D’argile et de feu, Editions des Busclats


Fragment 2

Je sens mieux les corps de bonne femme, dit-elle
abruptement pendant le repas. La mère et Antoine
ne répondent rien. À la boutique, elle remet vertement
en place les gars qui blaguent devant les
hanches et les poitrines d’argile qui commencent à
pointer. De toute façon, ils peuvent dire ce qu’ils
veulent, et le curé peut aussi débouler si ça ne lui
plaît pas, elle sait juste que là, elle n’est plus en train
de copier Jacques-François, et qu’elle n’en fera qu’à
sa tête. Alors vas-y que je te modèle une robe rêche
et longue comme celles que porte Marie-Jeanne
depuis toujours, que je te cambre le bassin comme
une fille de joie ou que je te façonne des mains de
marâtre, que je te fasse un nez crochu de sorcière et
que je t’ajoute une coiffe bourgeoise sortie tout droit
d’une gravure de mode, et puis quoi, un panier de
paysanne rempli de cèpes ou bien au contraire un
miroir ciselé de grande dame, vas-y que je te mélange
tout ça en une seule femme, la potière rigole, essaye,
recommence, fronce les sourcils en sculptant encore
une fantaisie sur le corsage ou la parure, il est tard et
on n’y voit presque plus rien, mais les potiers autour
se taisent d’un silence qui ne trompe pas, voilà le
chef-d’œuvre, ridicule, attachant, monstrueux,
raffiné et sensuel à la fois, des bonnes femmes comme
on n’en a jamais vues dans la vraie vie.
Océane Madelaine, D’argile et de feu, Editions des Busclats


Fragment 3

D’abord l’aspect naïf de ses pièces me fait
sourire. Il y a deux femmes-fontaines, une femme-bouteille,
un écritoire, deux hommes-pichets. Tout
ce cortège me fixe d’un regard rigide et franc. Je
pense aux statues qui hantent les musées, à la
grande sculpture déployant son idéal de beauté par
le marbre ou le bronze. Ici, non, on n’est pas dans
le sublime du corps, on est dans la terre, la boue, la
matière pauvre, le sourire grimaçant devant l’âpreté
du monde. Et l’argile noire a beau être parée d’un
émail gris de cendre, elle reste austère, sans compromis,
sans couleur criarde ni petite fleur, pour
nous ramener sans cesse à cette origine humble,
pourrissante et terriblement concrète, qui guérit les
plaies et suinte dans la clairière.
Campée face à l’écritoire, j’observe les détails,
les coulures d’émail jaune et brun, le raffinement
des costumes du couple perché au-dessus de l’encrier.
Je suis frappée par cette manière de faire des
caricatures tout en apportant un soin extrême aux
ornements. C’est comme si Marie Prat disait deux
choses à la fois : je me moque et je vous aime. C’est
comme si les visages portaient des masques mais
que dessous avait lieu une vie intense et troublante,
qui surgissait quand même jusqu’à moi.
Océane Madelaine, D’argile et de feu, Editions des Busclats

 

Fragment 4

J’aime plus que tout la femme-fontaine et sa
vasque pouvant contenir l’eau. J’aime : la collerette
presque frisée cachant la gorge, le nez crochu et
sévère, l’attitude défiant toute douceur, les mille
cannelures de la robe, l’argile torsadée des boucles
surmontées d’un diadème. J’aime ce décalage entre
le corps solide, la taille et le cou épais, et la subtilité
de la coiffe et de la parure. J’aime cette femme qui
fait jaillir l’eau de sous sa robe ample comme si elle
pissait ou jouissait devant nous, avec autant d’insolence
que de retenue.
Océane Madelaine, D’argile et de feu, Editions des Busclats

 

Fragment 5

Je te déclare aïeule,
ai-je clamé enfin, perchée sur le muret, tu ne peux
pas y échapper, je t’ai choisie. Je suis une brûlée
comme toi, je veux sortir de la brûlure et il faut
que tu m’y aides. Il faut que tu te moques de moi
et il faut que tu m’aimes autant que tu as aimé tes
femmes-fontaines, tes écritoires et tes pichets. Il faut
que tu me dises, avec ce qui reste de tes mains dans
cette tombe, comment saisir le monde. Il faut que tu
sois ma mère, la mère de ma mère et la mère de ma
grand-mère, il faut que tu sois mon père, et je sais
que tu en as la force. Il faut que tu me prennes dans
tes bras solides, il faut que tu m’apprennes à marcher,
à parler, à écrire, il faut que tu m’apprennes
à aimer, à fuir autrement que je n’ai fui depuis la
garrigue. Il faut que tu me racontes comment tu
t’es battue chaque hiver et chaque automne contre
la brume et le froid, quand l’argile gelait dehors et
que tu devais faire des pots, avec les doigts gourds
comme des bâtons. Il faut que tu me racontes les
cuissons dans le grand four où les pots étincelaient
jusqu’à devenir pierre, il faut que tu me dises si tu
aimais ce moment de braise et de folie, il faut que tu
me racontes comment tu as adoré et haï ce père. Il
faut que tu me dises aussi ce qu’il en était du désir
dans les draps à moitié usés dont tu héritas pour ton
mariage, il faut que tu m’expliques pourquoi tu as
eu cette force, et il faut que je m’en empare d’une
façon ou d’une autre, il faut que nous mêlions les
arbousiers de la garrigue aux hêtres et aux chênes
de cette forêt. L’autre jour au musée, je t’ai bien
observée : tu es trapue, épaisse, ancrée, presque
carrée, l’inverse de moi, toute maigre et longiligne.
De ton vivant tu as presque dû peser le double de
mon poids, et pourtant, je ne sais pas comment te
dire, mais d’une certaine manière c’est toi qui es
légère et moi lourde, grave, encombrée. Je voudrais
que tu m’expliques ça, comment mieux répartir le
poids des corps et de la mémoire, comment être là
où je suis, comment faire quelque chose de cette
vie, oui, chère Jeanne Brûlais dite Marie Prat, maintenant,
je voudrais que tu m’enseignes à faire.

Océane Madelaine, D’argile et de feu, Editions des Busclats